début novembre 2030
Si d'ordinaire, Halloween était un jour que j'appréciais pour son aspect distrayant, j'avais détesté expérimenter ce 31 octobre dernier. Alors par distrayant, je ne parlais pas de ces idiots d'humains qui portaient des costumes "effrayants" pour aller quémander des bonbons qu'ils savaient s'acheter tout seuls le reste de l'année. Il fallait vraiment leur enseigner le sens du mot "effrayant" d'ailleurs, ils en étaient ridicules avec leurs costumes de démons qui n'avaient de démoniaque que leur affligeante nullité. Non, ce que j'avais détesté de cet Halloween fraîchement passé, c'est le traumatisme d'avoir vécu cette vie alternative. Vie alternative, que dalle, j'avais vécu un cauchemar ambulant. Durant toute la journée du 31, j'avais été une fondatrice. Moi! J'avais pas sauté dans les flammes d'un brasier infernal afin de sauver les Enfers, pour me retrouver dans la peau d'un de ces abrutis bénéfiques. Pire. Dans cette vision alternative foireuse, j'étais non seulement fondatrice, mais fille d'un célèbre fondateur Zankou, mort en héros en affrontant la Triade. J'aurais su me remettre de cette vaste blague, s'il n'y avait pas eu cette injure faite à mon père. Le grand Zankou n'aurait jamais été un fondateur. Diable merci, cette réécriture d'un jour avait disparu pour faire revenir la réelle réalité. Mais ce souvenir d'une version de moi bienveillante en digne héritière d'un héros bénéfique, aucune flamme infernale ne pourrait réchauffer l'onde glaciale qui parcourait tout mon corps rien qu'à l'évocation de ce souvenir. Et c'était sans doute ce qui expliquait mon humeur massacrante en ce début novembre. J'avais besoin de sang, j'avais besoin de flammes, j'avais besoin de violence pour me remettre de ce jour qui à mes yeux avait été bien plus funeste que ne l'avait été mon sacrifice. Bien évidemment, mes sœurs de la triade et moi n'avions pas encore évoqué nos expériences respectives d'Halloween et il était fort probable qu'aucunes d'entre nous n'aient vraiment envie d'en parler, sauf réelle nécessité. Pour ma part, j'avais juste besoin de distraction et de défouloir.
Heureusement pour moi, ce fut cette nuit-là au détour d'une arrière-boutique, de l'arrière d'un bar pour être plus précis, qu'une distraction se présenta à moi. Sous mes yeux, la créature de la nuit qu'était une vampire était en train de se nourrir d'un humain.  Je m'adossais au mur pour assister silencieusement au délicieux spectacle qu'était la mort de ce mortel qui à cet instant précis ne portait que trop bien son nom. Mais ma présence fut rapidement repérée par la vampire. En même temps, je n'avais pas volonté de me cacher d'elle. Je sentis une pointe d'agressivité dans sa voix quand elle me demanda pourquoi j'étais là sans même tourner le regard vers moi. Loin de me perturber, je trouvais même cette agressivité savoureuse à mon oreille.

- Pour admirer ce genre de spectacle.

Ma voix était calme, posée, teintée d'une pointe d'autorité. Je ne tenais pas spécialement à me présenter, ou à mettre fin au spectacle qui m'avait fait m'arrêter.

- Je t'en prie, poursuis ton repas.

Je n'étais pas là pour la tuer et encore moins pour sauver ce pauvre idiot qui avait enfin une vraie utilité dans l'entièreté de sa courte et insignifiante existence.

Je savourais le spectacle tout autant que la jeune vampire savourait sa victime. Mais toute bonne chose avait une fin et celle de l'homme était enfin venue. La jeune brune se tourna vers moi, désormais rassasiée et semblant encline à vouloir faire les présentations. Mais au lieu de décliner elle-même son identité, elle me posa la question en premier. J'esquissais une moue amusée de prédatrice peu encline à rendre les choses si faciles.

- Une alliée. Et une membre de la famille éloignée, en quelque sorte. De ton côté, pas du sien.

Les Enfers étaient une grande famille. Et même si les vampires avaient longtemps été banni, la situation récente leur était redevenue un peu plus profitable depuis l'avènement de leur nouvelle reine. Et donc, d'une certaine manière, ils étaient tels des membres éloignés de la famille qui revenaient enfin à la maison après avoir fait amende honorable. Mais cette vampire donnait l'impression d'être un peu paumée. Il semblait évident qu'elle ne devait avoir aucune connaissance de la hiérarchie infernale et de la place des siens. D'ailleurs, avait-elle déjà approché les siens ? Aucun vampire un minimum malin n'aurait laissé un novice se nourrir ainsi sans un minimum de supervision. C'était le meilleur moyen de se faire repérer.
Une petite âme ainsi perdue, entre des mains aussi expertes que les miennes, il y avait moyen d'en faire quelque chose. Si jeune, si isolée, et en même temps, il y avait quelque chose qui se dégageait d'elle qui me laissait à penser qu'elle avait un vrai potentiel. Faute de mentor vampirique, j'allais me dévouer pour la guider sur la meilleure et la plus infernale des voies. Et cette jeune femme ne semblait même pas réaliser de la chance qu'elle avait et du cadeau que j'étais en train de lui faire. Et voilà qu'elle voulait déjà partir, en laissant le cadavre à même le sol en pleine vue de tous. Définitivement une novice.  Je secouais légèrement la tête, traduisant ainsi mon dépit face à cette suggestion emplie d'amateurisme dangereux pour sa propre survie.

- Il serait bon de faire un peu de ménage. Les usages de bienséance requièrent de laisser la table un minimum propre après un bon repas, tu ne penses pas ? Après tout, tu es une vampire, pas une sauvage.

Je désignais du doigt le cadavre vidé de son sang, dont la nuque, encore bien exposée, révélait les traces des morsures de la jeune femme.

- Je vais m'en charger pour cette fois, disons que c'est ma façon de m'excuser d'avoir interrompu ton repas tout à l'heure. Mais je ne saurai que te conseiller de retenir cette règle de base : ne pas rester sur une scène de crimes est bien, la quitter sans y laisser de traces de ton passage, c'est mieux.

Je trainais le corps jusqu'au muret à côté de l'arrière-boutique et l'y adossait, puis revint à hauteur de la jeune brune. D'un geste nonchalant, j'enflammais le cadavre et après avoir admiré quelques minutes ces flammes qui m'étaient si familières, d'un même geste, je les éteignis. Tout ça n'avait été qu'une affaire de quelques minutes dans cette impasse, à l'arrière de ce bar. Le corps désormais carbonisé, tout trace de morsure vampirique ne pouvait être détectée. Et au vu de la réputation du bar, la police aurait vite fait de classer l'affaire comme une histoire de règlement de comptes entre gang. Un cas parmi tant d'autres à San Francisco. Je tournais la tête vers la jeune vampire désormais libérée de toute trace de son crime.